Grand Angle : la mer veille

Longtemps nous avons tourné le dos à la mer. Et puis, peu à peu, dans le sillage du XXe siècle, littoral et océan se sont parés d’un attrait irrésistible.

Longtemps la plage et les flots qu’elle borde furent perçus comme une continuité de l’île de la plantation. Pour y habiter, parfois pour y pêcher. Longtemps, la plage fut cette marge ouverte à tous dont parfois on se méfiait : on ne l’abordait que quelques heures dans l’année, à Pâques ou à la Pentecôte. Longtemps, pour se ressourcer, nos îles paysannes ont préféré non pas la mer mais la montagne, la rivière.

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« Dans cette contrée-ci, par exemple, à Goyave, en Guadeloupe, il y avait sans arrêt du monde », se souvient l’écrivaine antillaise Simone Scharwz-Bart. « Pendant les vacances, les petites cases se remplissaient de citadins quittant la ville pour « venir respirer », disaient-ils. Respirer, cela voulait dire aller à la rivière. Cela voulait dire manger des écrevisses.

Dans les rivières il y avait énormément de nasses, énormément d’écrevisses, qui n’étaient pas chlordéconées, des écrevisses magnifiques, un plat de roi. On pouvait les déguster à satiété. En ce temps-là, dans ces cours d’eau superbes, les gens prenaient plaisir à emmener leur linge, étalé sur les pierres et séché au soleil.

Vue aérienne sur la baie de Deshaies dans la mer des Caraïbes

Ils lâchaient dans le courant, avec les vêtements qu’ils lavaient, tous leurs soucis, toutes leurs charges de l’année. Parce que la rivière n’était pas seulement un lavoir, c’était aussi un lieu de rencontre. Les gens s’asseyaient, prenaient le temps de bavarder, vraiment. Les adultes pouvaient raconter des contes aux enfants, pendant que l’eau coulait. Et il y avait ce bruit de l’eau. C’est un autre bruit que la mer. La rivière a un tout autre chuchotement. Elle apaise.

Et puis, au fur et à mesure que le temps avançait, il y eut une inversion de la tendance. Les personnes qui avaient voyagé, ou les Hexagonaux, lorsqu’ils arrivaient ici, occupaient les communes et préféraient les lieux situés en bord de mer. Certaines choses nous interpellaient : voilà qu’on pouvait voir des gens couchés sur les plages, étendus au soleil pendant de longs moments.

Cela nous paraissait complètement aberrant. Parce que nous, nous mettions un chapeau pour nous protéger du soleil. Parce que le soleil pouvait donner des maux de tête, mal aux yeux. Parce que le soleil est violent. On se disait : quelle grande folie de s’étaler au soleil comme cela. »

 

Lanmè pa ni branch

« Petit à petit, les gens ont commencé à se dire également : eh bien, si ceux qui viennent d’ailleurs, de loin, trouvent une beauté à venir là, c’est que peut-être il y a quelque chose. Mais, en même temps, persistait une peur de la mer. On se rappelait les cyclones, les raz de marée, on se méfiait. Chez les habitants, il y avait toujours une grande méfiance de l’eau.

A cause de ce qui était advenu et de ce que les anciens nous racontaient des dégâts de la mer et de ce qu’ils avaient perdu : des biens et des vies humaines. On nous racontait des scènes tellement prenantes, on nous racontait ces femmes avec leurs enfants dans leurs dos qui étaient montées aux cocotiers et avaient été arrachées par les vagues de la mer. Toutes ces images faisaient qu’il y avait une méfiance, comme si les personnes qui étaient venues prendre possession des plages et bronzer au soleil ne connaissaient pas, ne savaient pas ce que c’était que la mer.

D’ailleurs, dès que l’on s’approchait de la mer nos parents nous rappelaient ce fameux proverbe créole : « faites attention, lanmè pa ni branch » (la mer n’a pas de branches). La mer, c’est l’abîme. Il y avait aussi ces chansons qui disaient : la mer ne tarira jamais car elle est chargée des pleurs des hommes. Des proverbes magnifiques mais qui vous marquent. Les parents continuaient en disant : « il n’y a pas suffisamment de pierres sur la terre pour combler la mer. »

Ces proverbes prophétiques étaient nés d’une autre mémoire, plus originelle je pense, d’une mémoire de la traversée qui, même si elle n’était pas rappelée telle qu’elle s’était présentée à l’époque, était évoquée, sans description, juste évoquée complètement de bais. Il est vrai qu’à l’époque on ne s’étendait pas sur la catastrophe de l’origine, parce qu’on voulait en guérir. On ne voulait pas non plus communiquer aux générations à venir une blessure trop importante à cicatriser.

Maintenant, le rapport est tout autre évidemment : c’est un rapport de plaisance aussi, tous ces plaisirs que l’on peut découvrir, que les jeunes ne boudent pas. Il y a désormais une perception complètement différente de l’eau. »

Vue aérienne sur la Réserve naturelle nationale de Petite Terre, son lagon et la plage principale de Terre-de-Bas

Art sacré

« Et même s’il n’y a pas chez nous, comme en Afrique par exemple, le clan des forgerons, celui des orpailleurs et celui des pêcheurs, il y a tout de même un groupe de personnes qui sont restées fidèles au bord de mer et pour qui la pêche est une sorte d’art sacré. Nombre de nos compatriotes sont d’obédience chrétienne, et pour eux le poisson est un signe, les pêches miraculeuses dont on parle dans la bible, ils s’en

réfèrent, et le canot ne commence pas sa vie sans être béni. Les pêcheurs sont des passionnés.

Mes grands-parents ont longtemps habité l’îlet Brumant, en face de Pointe-à-Pitre. Mon grand-père était pêcheur. Quand le cyclone de 1928 l’a dépouillé de son habitat sur cet îlet, il est venu s’installer ici, au fond de la campagne goyavienne, mais il n’a jamais abandonné son bateau au bord de la mer. Chaque semaine il avait besoin d’aller à la mer pour en tirer sa subsistance, poser et lever des nasses, distribuer du poisson à toute la population de Goyave.

C’était aussi une époque où les langoustes étaient tellement généreuses qu’elles coûtaient beaucoup moins cher que le poisson. Nos compatriotes ont toujours préféré le poisson à la viande il me semble, ils ont toujours privilégié le poisson, et le poisson frais, il fallait qu’il soit frais. Ils ont toujours aimé guetter l’arrivée des canots sur le rivage pour s’offrir du poisson très frais. C’était une grande fête cela aussi, comme une récolte d’un autre type, de mets vivants, de poissons vivants qui allaient fortifier l’humain, parce que les choses vivantes renforcent notre énergie et nous restituent la santé, c’est ainsi qu’on le perçoit ici. »

L’énigme de l’origine

« Alors, je ne peux pas m’empêcher, debout sur la plage de Sainte-Claire, à Goyave, de contempler cette mer qui ceinture nos petites îles. Finalement, c’est bien l’eau qui agrandit notre pays, c’est l’horizon des ailleurs qui nous est offert, c’est le rêve aussi, c’est l’envol et le détachement des contingences. C’est aussi cela la mer : dans de petit pays comme les nôtres, qui sont relativement préservés, on peut donner à la mer tout ce qui lui revient, de beauté, d’énigme, d’origine également. Voilà, il y a tout cela. Il y a aussi, aujourd’hui, un retour aux rivières. Les gens recommencent à fréquenter l’eau qui court, et c’est bien qu’il y ait les deux eaux, l’une douce et l’autre salée, comme tout ce qui vit et qui a deux faces. »

Un littoral qui offre une grande variété de paysages : 

Vue aérienne de la Pointe de Chateaux

Vue aérienne sur les îlets Pigeon, au coeur de la réserve naturelle Cousteau à Malendure de Bouillante, haut lieu de la plongée sous-marine de l’archipel

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