Les volcanologues du monde entier la connaissent pour les éruptions « péléennes » auxquelles elle a donné son nom. Les Martiniquais ont craint autant qu’ils chérissent aujourd’hui la générosité de ses sols fertiles. La Montagne Pelée, affectueusement surnommée « la grande Dame du Nord », n’en finit pas de fasciner, au point d’être peut-être bientôt inscrite sur la Liste du patrimoine mondial par l’Unesco.
8 mai 1902 à Saint-Pierre, 8 h du matin. La foule venue célébrer l’Ascension se presse dans les églises, quand la ville plonge brusquement dans l’obscurité. 8h02 : un panache s’élève de la Montagne Pelée qui vient d’exploser, littéralement. Cette nuée ardente – dont la température oscille entre 800 et 1500°C – déferle sur Saint-Pierre en 634 secondes (elle a été modélisée par des scientifiques en 2020), à plus de 150 km/h, ne laissant que deux survivants parmi 28 000 Pierrotains.
L’Américain Frank Perret, père de la volcanologie moderne, s’attèle alors à décrire ce nouveau type de volcanisme dit « péléen » suite à cette éruption, qui reste la plus meurtrière du siècle. Stratovolcan gris actif et point culminant au nord de la Martinique (1395 m), la Montagne Pelée est placée sous haute surveillance dès 1903, sous l’initiative du minéralogiste Alfred Lacroix, avec la création de l’Observatoire volcanologique et sismologique de Martinique (OVSM), directement rattaché à l’Institut de physique du globe de Paris (IPGP).
Un gage de confiance inestimable pour la population qui peut considérer qu’en cas de réveil du volcan, les mesures seront prises pour la protéger, en connaissance de cause et avec le maximum d’anticipation possible. En effet, contrairement aux tremblements de terre, un volcan en phase de réveil donne des signes avant-coureurs de ses manifestations les plus spectaculaires. « En 1902, tout commence dès le mois de février, analyse à rebours Fabrice Fontaine – directeur de l’OVSM-IPGP -, avec de forts dégagements de sulfure d’hydrogène (H2S) à l’odeur caractéristique d’oeuf pourri et d’inhabituelles oscillations de la mer. Le 23 avril, une forte secousse sismique donne le coup d’envoi de l’éruption avec l’apparition de fumerolles.
Le 5 mai, un premier lahar (coulée de boue d’origine volcanique) dévaste l’usine sucrière Guérin et génère un mini tsunami. Les deux jours suivants, un dôme de lave se forme au sommet du volcan, avant la grande explosion et la nuée ardente du 8 mai. Mais plusieurs nuées ont encore lieu, jusqu’à celle du 30 août qui, en changeant de direction, rase le village de Morne-Rouge et touche L’Ajoupa-Bouillon, faisant 1000 nouvelles victimes ». Si d’autres éruptions de moindre importance ont eu lieu ensuite, l’activité du volcan est très réduite depuis six décennies maintenant.
TECTONIQUE ET NAISSANCE DE « L’ÎLE AUX FLEURS »
« Pour mieux la comprendre et saisir les soubresauts de la Montagne Pelée », confie Audrey Michaud-Dubuy – post-doctorante à l’IPGP travaillant depuis huit ans sur le volcan -, « on doit la replacer dans le contexte géologique régional : la Martinique est située sur l’arc volcanique des Petites Antilles qui s’étale sur 800 km, issu de la subduction de la partie Atlantique de la plaque Nord-Américaine sous la plaque Caraïbe, commencée il y a environ 55 millions d’années. « La Pelée » fait partie des trente volcans actifs sur les 100 000 dernières années, mais aussi des cinq volcans étant entrés en éruption ces 120 dernières années ».
Contrairement à certaines idées reçues, la Montagne Pelée n’est pas la partie la plus ancienne autour de laquelle se serait formée la Martinique. C’est plutôt du côté de la presqu’île de La Caravelle (dont les orgues basaltiques sont des témoins) et de la péninsule de Sainte-Anne, vieilles de 25 millions d’années, que tout a commencé, avant la création de la chaîne Vauclin-Pitault (entre 16 et 8 millions d’années), celle du Morne Jacob (entre 5 et 1,5 millions d’années), des Pitons du Carbet ( entre 1 million d’années et 320 000 ans) puis de la Montagne Pelée depuis 127 000 ans.
SOUS L’ŒIL DES SCIENTIFIQUES
Depuis le nouvel observatoire, inauguré le 17 mai 2022, volcanologues, géochimistes, ingénieurs et techniciens scrutent les moindres signaux d’activité du volcan. Il semble d’ailleurs qu’une dynamique de réactivation se soit mise en place (en témoigne la sismologie des vingt dernières années), ce qui a conduit l’OVSM-IPGP et la préfecture à enclencher, le 4 décembre 2020, le premier stade de vigilance (jaune), concernant surtout les observations scientifiques et la sensibilisation sociétale. « Nous avons toute une batterie de capteurs qui nous envoient, en temps réel et en continu, quantité d’informations sur l’évolution du volcan et la sismicité qui lui est liée », confie Fabrice Fontaine.
« Des outils puissants qui complètent et orientent nos investigations de terrain. Ils nous permettent, par exemple, de faire de l’imagerie sismique pour avoir une idée plus précise de ce qui se passe en profondeur, à l’intérieur du volcan. Ils rendent compte des déformations du sol dans les trois dimensions. Nous avons aussi des inclinomètres dans plusieurs forages, à des profondeurs allant de 30 à 60 m ». L’analyse et l’étude quotidiennes de l’activité sismique sont capitales : localisation, magnitude, déplacements des épicentres, profondeur, types de séismes… Tout est passé à la loupe.
« Ce qui pourrait nous faire émettre des bulletins d’alerte et engager les processus de sauvegarde graduels des infrastructures et de la population avec la préfecture et les services de secours ? » Fabrice Fontaine de répondre : « Si l’on constate une augmentation exponentielle des paramètres observés comme la sismicité volcanique ressentie, la sismicité de basse fréquence, l’apparition d’un lien entre la localisation des séismes en surface et les zones de stockage magmatique, le nombre et de l’intensité des explosions phréatiques, un fort gonflement de l’édifice volcanique (détecté à partir des capteurs de déformations), une variation anormale du niveau d’eau de forages, une anomalie thermique du sol, la température des fumerolles, l’apparition d’un dégazage en dioxyde de soufre (SO2) et l’injection de gaz profonds, des variations brutales de flux de gaz, une incandescence au sommet et sur d’autres zones, ou encore le développement en surface de fractures et de glissements »… Les signaux sont nombreux !
« LA GRANDE DAME DU NORD »
« C’est le surnom affectueux que nous, Martiniquais, donnons à notre volcan ! », lance Charles Noëlé, directeur de l’école maternelle de Saint-Pierre, fervent gardien de la mémoire de la commune. « J’ai à cœur de transmettre cette acception doublée d’attachement et de confiance dans le fait de vivre avec le volcan ». Un sentiment qui semble majoritairement partagé par les habitants du nord de la Martinique. Car, si le risque naturel est réel, les éruptions sont rares et dorénavant prévisibles, en tant que phénomènes qui s’inscrivent sur le temps long.
Les habitants sont régulièrement informés, notamment par l’observatoire qui publie des bulletins accessibles à tous sur les réseaux. Ils sont sensibilisés par la préfecture et les services de protection civile. Une nouvelle actualisation du plan ORSEC (Organisation de la réponse de sécurité civile) a d’ailleurs été signée par le préfet en mars 2022 et des exercices de grande ampleur seront réalisés d’ici à la fin de l’année, voire début 2023.
En cas d’évacuation de masse en prévision d’une nouvelle éruption volcanique, le plan prévoit – entre autres – le transfert des populations du nord vers des communes du sud avec lesquelles elles sont jumelées, en fonction de l’équivalence de leurs infrastructures et de leurs capacités d’accueil. L’information passe avant cela graduellement par différents niveaux d’alerte (jaune / orange / rouge), correspondant à un effort de préparation et d’organisation croissant suggéré à la population, via tous les canaux de télécommunication disponibles.
L’actuel niveau « jaune » n’a pas d’impact sur la vie quotidienne des gens. Il concerne avant tout les scientifiques qui augmentent leur niveau de surveillance régulière. Le sentiment de confiance qui prévaut dans les communes du nord vient des bénéfices offerts par la Montagne Pelée au quotidien : les terres volcaniques, particulièrement fertiles, sont propices à l’agriculture et nourrissent une population reconnaissante.
Charles se souvient : « Cette confiance me vient de mon père et de l’expérience de mon grand-père, Adrien Gabriel. Il a neuf ans en 1902. Sa famille, sur le qui-vive depuis le mois de février, part à Morne-Rouge où ils ont des parents. Ils survivent donc à la catastrophe du 8 mai, mais Adrien Gabriel se souvient du ciel noir et de la pluie brûlante qui s’est abattue sur eux. Puis les nuées ardentes ont continué, jusqu’à détruire Morne-Rouge. « Ma famille trouve refuge vers Fort-de-France, dans les quartiers de Fond Zamy et Terres Saintville, bâtis par les sinistrés., quand d’autres préfèrent quitter l’île et s’installent en Guyane, à Rémire-Montjoly »s’émeut-il. Mais beaucoup sont revenus à Saint-Pierre, dès les années 1920, mettant la main à la pâte pour reconstruire la ville. « Mon père, Jean, naît lors de la seconde éruption de 1929 », poursuit Charles. « Plus tard, il me confiera que les gens savaient très bien que toutes les éruptions ne se valent pas et que celle-ci n’avait rien à voir avec celle de 1902. Les gens étaient confiants ».
Une relative sérénité, due en grande partie à l’implication de Frank Ferret, qui fait construire un musée historique et volcanologique sur la Montagne Pelée, à Saint-Pierre, dès 1932.
Faisant face à de nombreuses et vives oppositions, il est convaincu du bien-fondé de s’inscrire à nouveau dans la pérennité à Saint-Pierre, à travers cet édifice symbolique. Témoin assidu de toutes les manifestations du volcan depuis 1902, c’est lui qui, par ses recherches scientifiques, conseille la population sur les conditions d’un retour en toute sécurité, dès les années 1930. Mais depuis lors, Saint-Pierre reste prise en étau entre les partisans de son développement et ceux qui voudraient la voir mise sous cloche, transformée en vitrine touristique, telle la « Pompéi de la Caraïbe ». Un dilemme qui ne date pas d’hier, comme l’écrivait un journaliste dans Télé 7 Jours en… 1982 : « Saint-Pierre ne doit pas mourir deux fois ! »
VERS UNE RECONNAISSANCE MONDIALE
Que la Montagne Pelée incarne un type de volcanisme à son nom témoigne déjà d’une aura internationale dans la sphère scientifique. Mais la Martinique verrait bien « la Grande Dame du Nord » inscrite sur la Liste du patrimoine mondial par l’Unesco. Initialement prévue en juillet 2022, ladite commission étant sous présidence russe avant le confit ukrainien, tout a depuis été suspendu et le suspense reste entier quant à cette reconnaissance universelle des spécificités de la Montagne Pelée…
Texte : Véronique Brusini – Photos : Aurélien Brusini