Que va devenir le monde après le Covid ? Que vont devenir les Antilles, qu’allons-nous devenir ? Ces questions, nous avons eu envie de les poser à Patrick Chamoiseau, écrivain, penseur dont la lucidité agit comme un phare, un repère qui aide à penser nos îles, à penser leur « interdépendance » avec le reste du monde.
Comme celles d’Albert Camus, d’Aimé Césaire ou d’Edouart Glissant, la voix de Patrick Chamoiseau est indispensable pour comprendre le monde et ses évolutions. Ici, Patrick Chamoiseau évoque la Martinique, « le monde-d’après » ainsi que notre soumission à l’ordre économique dominant. Il démontre pourquoi nous avons tant de mal à sortir de l’univers de la consommation pour imaginer un avenir qui préserve les hommes et la planète.
Que devrait être le monde d’après ? Ce monde dont vous dites qu’il a déjà été pensé, mais que nous ne savons pas mettre en œuvre ?
Patrick Chamoiseau : On ne peut penser le monde qu’à partir de son « lieu ». Mon « lieu » est la Martinique. Dès lors, le « monde-d’après » est autant une nouvelle Martinique qu’un monde différent. La « Martinique-d’après », ne peut être qu’un pays débarrassé de ses actuelles persistances coloniales. Les plus évidentes sont toutes nos dépendances vis-à-vis de ce que l’on nomme à juste titre « la Métropole ». Ce terme atteste de notre maintien en déresponsabilisation individuelle et collective. On ne saurait appeler « politique » en Martinique un programme électoral quelconque qui ne traiterait pas à fond cette question-là. La « Martinique-d’après » ne peut être qu’une Martinique dotée de capacité d’initiative multidimensionnelle, et qui s’est instituée (non plus en organisme ultra-marin sous-ordonné) mais en partenaire de la France, de l’Europe, de la Caraïbe, et des Amériques, cela dans une pratique de l’interdépendance qui accorde à chacune des parties en présence un principe de souveraineté optimale.
Il faut aussi comprendre que la Martinique actuelle n’est ni dans le monde ni en face du monde, mais simplement dans l’ombre dévitalisante de la France. Une sorte de mise sous perfusion. Dans le « monde-d’après » elle sera vraiment présente sur la scène du monde et confrontée comme tous les autres peuples aux cinq grands défis de notre époque : le défi climatique, le défi écologique, le défi de l’extension urbaine, le défi de l’écosystème numérique et de l’intelligence artificielle, et enfin le défi de notre devenir dans le cosmos.
Pour que le monde actuel soit capable d’affronter véritablement ces défis, il faut que nous nous soyons débarrassés de l’idéologie totalitaire qui transforme la planète terre en une simple ressource vouée à l’enrichissement hors-normes d’un très petit nombre de personnes. Le « monde-d’après » ne peut être que post-capitaliste et néolibéral. Je pense donc que la Martinique ne peut se battre contre ses persistances coloniales qu’en traitant dans le même balan tous les défis du « monde-d’après ». Tout cela a déjà été dit par Glissant ou par moi-même, et par plein de penseurs dans le monde, cela depuis des décennies. On sait ce qu’il faut faire mais nous n’avons pas trouvé comment le mettre en œuvre. C’est la preuve que nos persistances coloniales tout comme la domination planétaire du capitalisme dominent profondément nos imaginaires.
Ce monde d’après peut-il naître de l’après-Covid ? Pourra-t-on vraiment ne plus vivre comme avant ou est-ce que tout sera fait pour que nous continuions à vivre comme avant ?
P.C. : Le Covid a suspendu la machinerie économique et consumériste du néolibéralisme. Chacun s’est en quelque sorte retrouvé en face de lui-même. C’était l’occasion d’une vaste prise de conscience qui hélas ne s’est pas produite. Sitôt la fin de la pandémie, l’économie capitaliste et le règne néolibéral reprendront de plus belle et avec encore plus de virulence.
Pourquoi ?
P.C. : Parce que le néolibéralisme a créé en chacun de nous un vide existentiel, habité par le « pouvoir d’achat » et les pulsions consuméristes. Les décolonisations nous avaient appris à nous battre contre les conquêtes territoriales, les exploitations brutales et les répressions physiques, mais nous sommes encore désarmés quand la domination s’effectue (comme c’est le cas avec le néolibéralisme) sur nos imaginaires. C’est pour cela que je me suis souvent appelé « Guerrier de l’imaginaire », pour signaler où se trouve le vrai champ de bataille, et où se situe la pertinence émancipatrice de la littérature ou de l’Art en général.
Que peut-on attendre du politique face à l’intention capitaliste et à l’ordre économique, notamment dans les régions d’Outre-mer ?
P.C. : Le colonialisme a évolué en capitalisme néolibéral qui n’a pas besoin de dominer les peuples physiquement. Il lui suffit de dominer leur esprit, leurs désirs, leur imagination et leur imaginaire. Tous les Martiniquais, comme les peuples du monde entier, pensent que l’économie est la finalité de la politique, alors que cela ne devrait être qu’un outil secondaire au service du bien-être et de l’épanouissement humain. Tous les Martiniquais pensent que leur choix d’existence au monde est, soit de se diluer dans la France, soit de rompre le lien avec la France comme dans l’idéologie anticolonialiste des années 50 ; alors que notre problème est d’abord d’articuler un projet de présence collective dans la Caraïbe et dans le monde. Ce projet engendrera un statut qui aménagera nos liens et nos alliances à la France, l’Europe, la Caraïbe et les Amériques. Tous les Français pensent qu’une République ne peut être « qu’une et indivisible » et ne constituer qu’un seul peuple, alors que les flux relationnels qui se sont déclenchés dans le monde depuis le choc colonial, font que les peuples se sont mélangés et que de nouvelles réalités anthropologiques ont surgi, à commencer par ces pays que l’on appelle horriblement « outre-mer ». Il faudra donc que cette vieille Constitution française d’après-guerre abandonne cette vision monolithique et verticale, et comprenne que dans le « monde-d’après » les nations les plus prospères seront celles qui accueilleront la diversité du génie humain et qui exalteront leurs diversités intérieures. Le peuple martiniquais peut adhérer au pacte républicain français et devenir partenaire du peuple français, des peuples européens ou des autres peuples de la Caraïbe et des Amériques. Il faut changer la Constitution française, c’est l’acte inaugural d’une nouvelle pensée politique en France.
Parlons de la langue, de cette langue créole dont vous dites qu’elle est la langue de la découverte du monde. Comment penser son avenir ? Comment définissez-vous « la rumeur d’une langue » ?
P.C. : Une langue ne peut pas être réduite à la seule communication, elle a une portée symbolique, créative et stimulante qu’il nous faut apprendre à développer. La langue créole est très réduite en ce qui concerne le champ de la communication (cantonnée pour l’instant dans l’affectif), mais elle est immense et déterminante en ce qui concerne nos épaisseurs historiques, nos réalités composites et nos devenirs innovants dans le monde à venir. Les langues ont une âme. C‘est pourquoi on ne saurait les hiérarchiser ou en laisser mourir. Il faut défendre sa langue au nom et avec toutes les langues du monde !
Frères migrants
Toutes les migrations forcées, celles des esclaves, celles des peuples déplacés, celles des peuples en fuite n’ont pas semblé interpeler leurs contemporains. C’est comme si tous ces êtres en souffrance appartenaient à une humanité lointaine, une humanité difficile à défendre. Patrick Chamoiseau s’est emparé de ce sujet dans « Frères migrants ». Il s’est posé la question du pourquoi. Pourquoi l’Europe reste-elle insensible à la souffrance de ces foules d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient par la mer Méditerranée et finissent parfois par s’y noyer ? Comment expliquer cette indifférence ? « Il y a deux raisons à cela, répond Patrick Chamoiseau. La première, c’est que le système capitaliste néolibéral qui domine notre imaginaire ne vise en aucune manière à la dignité et au respect de l’humain. Si c’était le cas, l’Europe ne laisserait pas mourir des milliers de personnes à ses frontières. Cette inhumanité consubstantielle au capitalisme, nous l’avons plus ou moins intériorisée.
L’autre élément c’est que toutes les consciences, même les plus admirables, ont toujours un angle mort. Prenez l’homme historique qui vous semble le plus digne d’estime et de respect, vous trouverez toujours une dimension de son époque sur laquelle il n’a pas été vigilant, un crime ou une atteinte contre l’humain dont il s‘est accommodé. C’est pourquoi chacun de nous devrait se dire chaque jour, en regardant autour de lui : quel est mon angle mort. »
« Frères migrants » de Patrick Chamoiseau. Ed. du Seuil
Rencontre Aimée Petit
Photo : Eric Daribo