Le début d’année, avec l’inflorescence du carnaval, est une période où le corps est roi, sublimé, magnifié par une année d’efforts et de créativité. Pourquoi a-t-il besoin, une fois par an, d’affirmer sa toute-puissance ? Du corps à cœur au corps à corps, différentes facettes de nous-mêmes se jouent, explorées pour Créola par l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau.
Patrick Chamoiseau: Le carnaval concerne surtout l’esprit, c’est lui qui entraîne le corps. L’esprit est une entité complexe, on y trouve : la conscience, les inconscients individuel et collectif, la pensée, l’imagination et l’imaginaire. L’alliance du corps et de l’esprit est de toutes manières inextricable. L’esprit est le maître du corps qui est aussi son maître.
Donc, pour que le corps s’éveille, il faut que l’esprit entre en effervescence. Et c’est ce que permet le principe du carnaval. Dans les sociétés humaines archaïques, les règles, les interdits, les tabous symboliques, les corsets du sacré, ont été très puissants. Ces sociétés avaient toutes ritualisé un temps de submersion des tabous et des règles, et donc de libération de l’esprit et du corps. On inversait les rôles, les genres et les fonctions, à commencer par le « féminin » et le « masculin » ; on laissait venir les démons et le diable à la barbe des dieux. On libérait la pulsion sexuelle… Les modalités du rituel de soupape ont été très diverses, et parfois très subtiles. En Occident cela a pris la forme urbaine du « carnaval » où le masque et le costume permettent de changer momentanément de visage, d’adopter une personnalité plus libre, et surtout de mobiliser des potentialités diverses refoulées sous notre « je » social et culturel, et bien entendu psychique. Dès lors, le carnaval n’a rien de révolutionnaire : il participe plutôt à la norme, il la conforte.
Comment s’est passée son introduction ici, dans les Antilles ?
P.C : Le carnaval est un phénomène urbain. En Martinique, les premiers carnavals étaient ceux des blancs-créoles de Saint-Pierre, que les mulâtres ont imité très vite. Les Africains jetés en esclavage et leurs descendants, y ont vu une aubaine. Cela devint très vite pour eux une occasion inespérée d’être eux-mêmes. Le « moment-carnaval » leur a permis d’exprimer leurs survivances africaines qui demeuraient le plus souvent dissimulées aux yeux des maîtres. C’est pourquoi les éléments les plus structurants, les plus signifiants, de notre carnaval ont une origine africaine : c’est la part interdite, voire maudite et damnée de nous-mêmes qui y trouvait de l’oxygène.
Vous avez des exemples ?
PC : Les plus connus sont le diable rouge à miroirs, les Moko-zombis sur échasses, les Marianne-lapo-figsous des feuilles de banane, et bien entendu les neg-gwo-siwo. etc. Mais le plus extraordinaire n’est pas là. Ceux qui subissaient l’esclavage avaient structuré leur déchéance apparente avec des rituels africains qu’ils mettaient en œuvre dans ce que l’on a appelé des « nations », ou des « convois ». C’étaient des sortes d’associations qui élisaient un roi et une reine, avec toute une cour de dignitaires basée sur le modèle africain et le modèle européen. Ils pratiquaient des fêtes, des cérémonies et des rassemblements le plus souvent discrets. Mais, au moment du carnaval, les « nations » et « convois » pouvaient enfin apparaître en plein jour. Ils représentent la part habillée, et cérémonieuse de notre carnaval. L’autre part, ce sont les déboulés de l’Afrique brute, exprimée agressivement qui va donner les cavalcades populaires semi-dansées où les haillons de l’esclave (rad kabann) servaient de déguisement. Cela a représenté une soupape salutaire pour nos ancêtres, et surtout un moment de créativité, de gouaille, de refus, d’insultes, très créatif. C’est cette dimension créative qu’il nous fait absolument préserver.
Ces « convois » ou « nations » permettaient aussi à nos ancêtres de se payer des funérailles décentes, à commencer par de beaux linges et un vrai cercueil. Ce sont ces organisations secrètes qui allaient nourrir par la suite chez nous le grand mouvement des sociétés mutualistes, et un peu celui des premiers syndicats ouvriers. Aujourd’hui, le refoulé africain existe encore dans notre carnaval. Dans la manifestation-carnaval, le « corps africain » resurgit, mais la fonction de défouloir général domine. Il s’agit de lutter contre le stress de la vie contemporaine, notre non-sens existentiel, la dénaturation de la notion de travail, l’aliénation consumériste et la religion de l’économie que nous impose le néolibéralisme…
Le corps appelle le cœur… Est-ce la vitalité du territoire antillais qui se joue là-aussi ?
PC : Nos ancêtres ont résisté à l’oppression esclavagiste par la forme directe ou semi-directe du grand marronnage et du petit marronnage. Mais ils ont surtout résisté de manière plus déterminante par leurs créativités. C’est pourquoi nos premiers résistants furent des créateurs : danseurs, tanbouyés, chanteurs, et en finale : les conteurs. La mise en esclavage vous enlève la propriété de votre propre corps. Le danseur fait un acte de résistance fondamental en utilisant son corps comme outil de création. C’est donc l’expression du corps qui va appeler la polyrythmie du tambour, les chants et finalement les contes. Tout cela constitue un langage. Notre carnaval est un langage presque sauvage, mais d’une créativité puissante. Notre résistance fondamentale est passée par le corps. Le conteur, par son langage, a effectué la jonction du corps avec l’esprit, et l’esprit en retour a amplifié la libération du corps pour produire du nouveau. La danse, le rythme et le chant ont fait de nos sociétés des espaces festifs, car ils ont été pour nous fondateurs. Nous sommes encore, mais de moins en moins, des sociétés festives, et le moment-carnaval en est l’apogée. Je crois qu’il faudrait que nous en fassions une instance d’action culturelle de haut vol. Il s’agirait de laisser se produire la fonction « soupape d’évacuation », mais de favoriser durant ces jours-là une créativité artistique de qualité. L’art contemporain nous permet aujourd’hui d’envisager le geste artistique de toutes les matières, toutes les formes, toutes les forces possibles. Le carnaval peut être une force artistique, donc esthétique, et donc éthique, de premier plan. Tout peut faire création, tout peut aller à la beauté. Le carnaval peut donc être érigé en un moment culturel important où toutes les possibilités de l‘Art seraient favorisées.
L’amour philia transpire dans nos carnavals et plus largement dans nos rassemblements. Pourquoi cet amour du prochain qui s’exprime à travers le respect, la solidarité et la camaraderie est palpable chez nous, aux Antilles, certainement bien plus que dans de nombreux départements français ?
PC : Nous avons fait peuple à partir des « nations » et « convois » qui pouvaient apparaître en plein jour, et qui accompagnait nos morts, et qui ont stimulé nos pratiques mutualistes et syndicales. Ces organisations transmettaient beaucoup de valeurs : la solidarité, le partage, l’échange, la coopération, le respect et la dignité dans la mort, la créativité par le costume, la danse, le chant. Nos fêtes célèbrent ces « valeurs ». Celles-ci se retrouvent dans toutes les fêtes du monde. Ici comme dans les oppressions ancestrales de la plupart des sociétés humaines, il y a le tabou de la sexualité. Notre sexualité, la sexualité humaine, n’est pas aussi simple qu’il y paraît. La pulsion sexuelle n’est pas canalisable, elle peut faire exploser une organisation sociale. C’est pourquoi les tabous et les interdits sont si nombreux dans ce domaine. Le refus de l’homosexualité. Les interdits de l’inceste, de la zoophilie, de la pédophilie, de la nécrophilie… nous indiquent que notre sexualité est une entité colossale, qui peut prendre toutes les formes et qui répond d’abord à l’exigence de reproduction à tout prix, lequel est un impératif de notre cerveau reptilien. Les cultures humaines l’ont régentée, voire brimée, mais le carnaval libère potentiellement tous les possibles.
Les cultures humaines ont transformé la pulsion sexuelle en une noblesse affective que nous appelons « amour ». Mais le sentiment amoureux est la puissance générique de tous les affects : dans l’amour, il y a la passion, l’adoration, l’amitié, la tendresse, la douceur, le donner-à-vivre, mais il y a aussi la haine dans toute sa splendeur. On peut dire que la base de toute vie intense est l’amour. Le carnaval libère notre complexité sexuelle, et celle-ci nourrit tout ce que nous avions construit autour, ici ou ailleurs. Ce sont de bons ingrédients de carnaval.
C’est aussi un moment lié à la religion ?
PC : Oui, l’église le tolère, même l’encourage, car il permet d’évacuer des ombres avant l’austère purification du carême. Nos quimboiseurs considèrent que le moment carnaval est le moment le plus propice aux quimbois, aux invocations des démons et du diable, car ils sont tous à nos portes et à nos fenêtres. Le carnaval c’est l’ombre élevé à la lumière.
Nous venons une nouvelle fois de vivre une forte décharge d’énergie tellurique, qui s’inscrit dans le temps long, celui de l’Histoire. Là encore le corps était prégnant, cette fois-ci de manière violente, dans les rues, sur les routes … Un corps-à-corps contre soi-même parfois, lorsque des habitants, des soignants ou des secouristes ont été menacés sur les barrages routiers, lorsque des riverains sont restés bloqués sans accès aux vivres et aux soins pendant plusieurs semaines. Comment penser (et panser) cette blessure intime au sein d’un peuple ?
Le néolibéralisme a détruit les instances de médiations et de régulations que nous possédions (sociétés mutualistes, partis politiques, associations, syndicats). Il a aussi perverti nos individuations en individualisme. Nous sommes réduits à notre pouvoir d’achat, à notre capacité de consommation, à nos pulsions consuméristes. Les précarités, les misères, nous fragilisent et aident le néocapitalisme à nous dominer. Ne nous restent (comme pour tous les peuples du monde) que la violence qui doit se faire de plus en plus effrayante pour être entendue. Mais ce n’est pas une affaire de «corps », c’est une problématique « d’imaginaire ».
L’imaginaire c’est ce qui anime nos choix, nos idées, nos actions, nos peurs, nos renoncements ou nos déraillements. Nous sommes aujourd’hui dominés ou détruits par l’imaginaire. Le nôtre (comme tous les peuples du monde) est colonisé par les valeurs néolibérales. Ceux qui ne sombrent pas deviennent des « entrepreneurs » avec des mentalités de capitalistes. Les individus sont abîmés. Les chefs d’entreprise pensent qu’ils sont des politiques. Certains jeunes vivent des précarités où le sens même de leur vie leur échappe, comme il échappe à la plupart d’entre nous. Nous n’avons plus de rêves, d’idéaux, de combats à mener. Les oppositions irrationnelles aux vaccins ou à je ne sais quelle décision préfectorale, nous donnent l’illusion d’exister. Pour réparer les peuples (le nôtre comme tous les peuples du monde) il faut que la politique cesse de se réduire à l’économie. Il faut qu’elle retrouve sa finalité cruciale qui est de permettre l’élévation, la responsabilité et l’accomplissement de chacun.
Le remède n’est donc pas dans des « ateliers » ou dans des « listes de courses » qui ne font que gérer les misères du capitalo-colonialisme. Le remède est dans la « Politique » au sens le plus noble de ce terme, celle qui refuse le capitalisme, qui remet l’économie à sa place subordonnée, et qui s’intéresse à l’accomplissement mental, culturel, psychique et spirituel de chacun. Le maître-mot est : responsabilisation individuelle et collective…
Propos recueillis par Julie Clerc
Photos Aurélien Brusini