Le chanté Nwel, une identité retrouvée

Nous pouvons être fiers d’une tradition façonnée à notre image et perpétuée depuis des siècles : le chanté Nwel.

Du latin au créole

Comme l’écrivait Miguel de Unamuno, poète, romancier et philosophe espagnol, « La mémoire est à la base de la personnalité individuelle comme la tradition est à la base de la personnalité collective. » Tradition séculaire, le chanté Nwel perdure depuis le 17e siècle aux Petites Antilles. Importée par les colons qui perpétuaient eux-mêmes cette tradition chrétienne depuis le 2e siècle après JC, elle est alors constituée de chants liturgiques ou de cantiques composés et chantés en latin pour célébrer la naissance du Christ durant tout le mois précédant sa venue : la période de l’Avent.

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Aux Antilles, jusqu’à la fin du 19e siècle, les chorales de Noël sont formées uniquement de choristes selon les traditions venues d’Europe, et les cantiques sont chantés en français. Par la suite, des refrains en créole complètent les cantiques et les rythmes du bèlè et du gwo-ka sont introduits avec les tambours et les ti-bwa. C’est ainsi que les cantiques de Noël, catholiques et européens, qui remontent au Moyen âge, prennent leur place dans la tradition musicale créole.

Mettre à distance par le rire

Mélange de profane et de sacré, le chanté Nwel se construit néanmoins, peu à peu, dans l’émancipation du cadre originel. Façonnant les textes à sa façon par des improvisations créoles humoristiques au sein des refrains, autrement appelés des « ritournelles », la société antillaise s’approprie cette tradition, la revisitant à sa sauce, avec cette dérision nécessaire pour remettre en question et le sérieux du religieux et le modèle dominant des colons venus imposer leur religion catholique.

Ce syncrétisme dont sont dotés les chants de Noël – qui va jusqu’à désacraliser ce moment de gloire à Jésus – révèle très certainement la volonté d’échapper à un diktat, de s’affranchir de celui-ci en le mettant à distance par le rire. L’exemple de la chanson Michaud veillait (un berger qui passait avec son troupeau le soir de la naissance de Jésus) est, à ce titre, très parlant. Quand, dans le refrain, il est scandé : « Il se mit à chanter. Je vois, je vois l’étoile du berger », la ritournelle en créole répond alors : « Sé pa dot ki koppè Michaud ki di Sen Joseph pa papa Bondyé » (« Ce n’est pas autre que compère Michaud qui a dit que Saint Joseph n’était pas le père du bon Dieu (Jésus) »).

Tony Mango, professeur de créole, créoliste et président de l’association Eritaj estime, quant à lui, que « le créole ne vient pas en opposition ; il se moque de la place dominante accordée à la religion catholique dans notre société et développe des discours non religieux, portés sur la nourriture ou encore le rhum, une boisson importante dans notre économie et notre histoire. C’est la preuve du caractère syncrétique du « chanté Nwel » et de la manière dont les Antillais se sont réappropriés le christianisme. »

Gwoka et bèlè

Autre caractéristique de cette pratique permettant de s’affranchir d’un modèle dominant tout en mettant en avant une identité propre : l’importance accordée aux instruments, d’origine africaine, lors de ces rassemblements, tels que le gwoka (Guadeloupe) ou le bèlè (Martinique). « Le gwoka porte les enjeux d’un territoire »  rappelle Patrick Solvet, membre de l’association Rèpriz. De par leur histoire, le gwo ka comme le bèlè, en effet, véhiculent des enjeux identitaires : s’ils furent à l’origine les instruments d’émancipation de l’autorité du maître, ils résonnent aujourd’hui de ce souffle de vie, de cet élan de vie parvenu à s’extraire de la censure.

Autant dire que derrière l’aspect festif et convivial de cette coutume du chanté Nwel, aux rythmes endiablés de la biguine, du mazurka, de la valse créole ou encore du zouk, c’est toute une symbolique, consciente ou inconsciente, qui se joue. Car si nous sommes heureux de nous retrouver et de partager des valeurs humanistes telles que la solidarité, l’entraide, la bienveillance, la simplicité, l’amour, nous savons aussi l’importance qu’elle revêt dans l’affirmation d’un patrimoine culturel et d’une identité singulière propres aux Martiniquais et aux Guadeloupéens.

Jeune public

En ce sens, il n’est pas anodin de constater l’évolution de cette tradition au sein même de la population. En 1988, lors de son premier concert de chanté Nwel, Benzo, directeur artistique de Kasika et conteur renommé en Guadeloupe, constatait que n’étaient alors présents que les « anciens » : une population âgée de cinquante à quatre-vingts ans. Or, au fil du temps, les chantés Nwel ont connu un certain engouement auprès d’un public plus jeune. Des jeunes qui, selon Benzo, ne se reconnaissent plus dans le reggae et la salsa et qui ont besoin de s’identifier à leurs racines, à leurs origines : « Ils désirent une musique qui leur ressemble, qui les identifie. » analyse-t-il.

La popularité de cette coutume suivie aujourd’hui par un public large est aussi l’occasion de « créer du lien social », pour reprendre le propos de Timalo, romancier et activiste créole.

Dans cette grande vague du chanté Nwel, tous les secteurs d’activité sont d’ailleurs concernés : écoles, associations, entreprises, espaces familiaux, collectivités, crèches, bandes de copains… Le chanté Nwel a contaminé toutes les couches de la population et tous ses domaines pour la joie des petits et des grands.

Un mois de concerts

Autrefois réunis autour du rhum, du sirop d’orgeat et du chocolat chaud, nous nous rassemblons désormais autour d’un grand buffet créole où pâtés à la viande, boudins créoles, ragoût de cochon, pois d’angole et jambon caramélisé au sucre de canne accompagnés de rhum, de ti-punch, de schrubb (et de punch coco s’étalent à profusion pour célébrer, dans l’abondance, la joie de se retrouver…lorsque les conditions géographiques le permettent. Car la pratique du chanté Nwel a évolué. Jusqu’à la première moitié du 20e siècle, des groupes chantaient de maison en maison avec des instruments de fortune fabriqués avec les moyens du bord, comme des boîtes de conserves dans lesquelles on mettait des petites graines servant de percussions. Mais comme le précise Benzo, « maintenant que les gens d’une même famille habitent éloignés les uns des autres, il devient plus difficile de perpétuer la tradition. C’est pour cela que nous organisons des concerts gratuits de chanté Nwel. »

Aux commandes de ces concerts, on retrouve des groupes guadeloupéens tels que Cactus Cho, Nwel à Kastel, ID-OR, Zoulaka, mais aussi martiniquais tels que Ravine Plate et Yann Sasa. Les formations font des tournées durant tout le mois de décembre dans les Antilles et l’Hexagone.

Par-delà l’océan

Aujourd’hui cette tradition est toujours bien vivante aux Antilles mais aussi dans l’Hexagone, grâce aux familles, aux groupes de musique et aux associations. Parmi elles, l’association antillaise Otantika, basée à Rosny-sous-Bois, est particulièrement active. « C’est important que ces traditions perdurent, quand on n’a pas l’occasion de rentrer dans notre île durant les fêtes de fin d’année, on se sent triste de rater tout ça », confie Yasmyn, Guadeloupéenne et ex-présidente d’Otantika. Et pour les Antillais qui n’ont pas grandi en Martinique ou en Guadeloupe, « ils sont contents de découvrir, de s’immiscer dans leur culture à 8000 kilomètres et de la faire découvrir à tous ceux qui ne sont pas des Antilles », déclare Gerty Trival, responsable des prestations de l’association.

Dépassant les frontières temporelles et géographiques, la tradition du chanté Nwel a bel et bien traversé les siècles et les océans pour s’inscrire dans le cœur des Antillais, pour qu’ils continuent de chanter cet amour et cette joie universels.

 

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