L’idée vient pendant le confinement. Un ami lui propose d’écrire un ouvrage sur ses entretiens avec Aimé Césaire, réalisés entre 1983 et 2007. Oui, Marijosé Alie écrirait un livre, non une étude sur Césaire, mais une restitution de ces entretiens, une rencontre avec l’homme dans toutes ses complexités. Avec l’homme d’abord.
Comment a évolué votre relation avec Aimé Césaire ? Il y avait une certaine méfiance de sa part, au début, en 1983, quand vous avez commencé à l’aborder, en tant que journaliste. Et puis la confiance est arrivée…
Mariejosé Alie : Au départ j’ai eu vraiment le sentiment que je n’y arriverais pas, l’histoire de la relation de Césaire avec la presse était frelatée, traumatique et aux antipodes de ce que j’avais appris de ce métier de journaliste… Pendant des décennies, Césaire ayant été considéré par le pouvoir en place à Paris comme quasiment un suppôt de Satan, communiste, rebelle, anticolonialiste bref totalement incontrôlable et dangereusement adulé par son électorat. Césaire donc avait été tenu bien éloigné des micros, caméras et papiers par une presse qui était, il faut bien le dire, aux ordres… Ceux qui ne l’étaient pas, comme la presse d’opinion, le journal Justice par exemple, l’organe du parti communiste local, lui avait taillé un tel costard quand il avait quitté le parti, le traitant de traitre et de vendu, que finalement les plumitifs de l’instantané, les donneurs d’informations ou d’actualité réveillaient chez lui une instinctive allergie… Il pensait que rien de bon ne pouvait arriver de ceux qui se précipitaient dans le récit du quotidien.
Il y avait donc chez Césaire une méfiance totale vis-à-vis de la presse, or j’étais journaliste et c’est en tant que telle que je souhaitais me rapprocher de lui.
En face de cette méfiance, je n’avais à proposer que ma sincérité. J’étais totalement curieuse de savoir qui il était, pourquoi, comment il avait écrit et la fulgurance de ses intuitions poétiques, politiques, humanistes me semblait comme la caverne d’Ali Baba, source d’inépuisables richesses…
Je ne le savais pas, mais c’était mon atout, Césaire n’a jamais pu résister à un vrai désir de savoir. Le professeur qui sommeille en lui a toujours eu envie d’éduquer, de partager, de satisfaire le désir d’apprendre. Bien plus qu’à l’admiration inconditionnelle et béate il répondait présent aux questionnements, aux interrogations sincères et non partisanes.
Alors je suis arrivée avec mon calepin, toutes mes questions qui interrogeaient l’homme, le poète, le dramaturge, mais aussi la vie et je crois que c’est cela qui a marqué le début de nos échanges, le début de la confiance.
Et puis j’étais jeune, insolente, très déterminée, j’avais le sentiment de réparer une injustice, fondatrice de toutes nos aliénations, donc de toutes nos misères morales et intellectuelles, et j’ai utilisé un subterfuge qui était sans doute effronté, mais assurément une mise en abyme journalistique que je ne conseillerai à personne… Mais cela, on le découvre dans mon livre…
Alors pour répondre à votre question, oui il a eu au départ beaucoup de méfiance, mais cela n’a pas duré longtemps et la confiance qui s’est installée ensuite a duré jusqu’à la fin de sa vie. Pour faire simple, je crois qu’on s’aimait vraiment beaucoup. En tout cas j’avais pour lui, en plus de l’admiration et du respect, une immense tendresse.
Aimé Césaire vous raconte cette première rencontre incroyable dans les couloirs du lycée Louis-le-Grand, à Paris, avec Léopold Sédar Senghor. Comment vous parlait-il de leur amitié et de leur complicité intellectuelle ?
Je crois que la rencontre avec Senghor a été pour Césaire une révélation et un détonateur.
Une révélation, car en croisant dans les couloirs de la Sorbonne ce petit homme noir dont « un encrier heureusement vide pendait à la ceinture », il s’est senti moins seul dans l’univers, dans ce monde de blancs qui rongeait les esprits dans son pays de Martinique. Il réalisait en regardant, en entendant Senghor que d’autres fraternités étaient possibles et que partager l’excitation intellectuelle pour les grands auteurs et philosophes occidentaux n’impliquait pas forcément que l’on perde son âme.
Il avait en face de lui, me dit-il, quelqu’un qui n’avait aucun doute sur ce qu’il était : un Africain, un citoyen d’un immense continent détenteur d’une culture puissante ingommable, pour qui la colonisation était une horrible péripétie de l’histoire de l’humanité, mais une péripétie que le temps, les révoltes, le bon sens finiraient par éradiquer. Lui l’Antillais se sentait plus incertain, plus vulnérable, plus flou, tenté par un assimilationisme qui était en train de bouffer aux mites toute sa génération.
Cette rencontre l’a conforté dans l’idée qu’il y avait au fond de lui ce nègre fondamental qui avait besoin d’être et de dire sa parole universelle pour que le monde soit monde. Ensemble et plus tard avec Damas il a inventé le concept qui mettait l’homme noir debout alors que partout dans le monde il était bousculé par la colonisation, l’apartheid, la ségrégation. Ce n’était pas rien la négritude ! Comme dit Césaire, le début d’un processus et en aucun cas son aboutissement.
Oui, je crois que sans Senghor le chemin aurait été plus hasardeux, plus douloureux, moins lumineux.
Aimé Césaire poète disait que la poésie est nécessaire par temps de détresse. Il disait que le combat pour la dignité n’est jamais terminé. Il voyait une sorte de découragement de l’homme noir devant les réalités du monde moderne. Un découragement face au racisme aussi ?
Non, je ne crois pas qu’il y ait en Césaire la peur du découragement de l’Antillais, plutôt la hantise d’un baisser de bras qui débouche sur l’arrivée du n’importe quoi. Je pense qu’il était persuadé qu’il nous fallait une vigilance hors norme de tous les jours, de tous les instants pour garder le cap difficile d’être ce que nous sommes sans pour autant rejeter l’autre et sa différence… Il avait pour nous je crois l’ambition d’une sorte de perfection qui maîtrise les colères, tient la haine à distance et nourrit une dignité verticale… Ce n’est pas simple quand, comme lui, on est suffisamment visionnaire pour sentir toutes les embûches, tous les pièges, tous les problèmes auxquels on va être confronté…
Alors oui, par temps de détresse, mais aussi par tous les temps la poésie est salvatrice pour dire l’indicible. J’ai été frappée par la violence de ses vers où les odeurs de putréfaction de nos déchéances suintent au bout de sa plume, et la douceur de son être, la rondeur de ses gestes quand il rencontre les autres et s’intéresse à eux, à leur famille, à leurs ascendants : « ha donc tu es le petit fils de untel qui lui-même était etc… et sais-tu que ta commune a été la seule, etc. » Voilà tout un savoir de proximité qui est le maillage même du lien qu’il tissait avec les autres.
Quel est cet homme qu’Aimé Césaire appelait « L’homme universel ? »
Je crois que c’est chacun de nous, ce particulier qui grâce à l’authenticité, à la vérité de son cri s’élève à l’universel, car l’universel est une somme d’humanités exprimées. Je me souviens de cette anecdote survenue alors que je me rendais en taxi à France 2 le jour de la Panthéonisation de Césaire. On m’avait demandé de venir sur le plateau commenter l’événement. Le chauffeur de ce taxi était un homme des pays de l’Est, je dirais Yougoslave à son accent. A la radio on parlait du futur panthéonisé et le chauffeur m’a demandé : « c’est qui ce Césaire dont on parle sans arrêt ces derniers temps ? ».
Entretiens avec Aimé Césaire
Marijosé Alie avoue qu’elle a suivi, qu’elle a même poursuivi Aimé Césaire, pendant des années, résolument. Alors que Césaire était décrié par ailleurs, elle sentait que sa pensée était essentielle et cette pensée la mettait en appétit. D’où leur durable complicité. Et d’où la vertu essentielle de ce livre : il nous amène au plus près de l’écrivain, de l’homme politique et visionnaire. Entre autres de ses combats, il y a eu cette recherche d’identité, difficile, douloureuse dont Césaire dit « qu’elle permet à chacun de prendre possession de lui-même ». Cette quête est peut-être encore au cœur des révoltes qui secouent les Antilles, aujourd’hui. Il les avait anticipées quand il disait que la politique menée aux Antilles préparait des « usines à colère ».
Marijosé Alie le cite encore : « Je sens, oh oui je sens qu’on est dans une époque de transition qu’on est en train de penser un monde nouveau qui doit faire le bilan et travailler à la naissance d’une nouvelle civilisation. J’aspire à la naissance de cette nouvelle civilisation, universelle, mais qui tienne compte de toutes les identités et assure à ses participants, la liberté, la responsabilité. »
Les textes sont inédits, l’écriture se déploie aussi agile et limpide que la pensée d’Aimé Césaire. Autre chance pour le lecteur, celle de pénétrer en toute discrétion dans l’intimité, la connivence intellectuelle et affective de ces vingt-cinq ans d’amitié.
Marijosé Alie. Entretiens avec Aimé Césaire. HC Editions
Rencontre : Aimée Petit
Photo : Alexandre Lacombe